Monsieur de Benoist, sommes-nous entrés dans un monde post-libéral où les normes de la démocratie libérale ne sont plus valables ? Ou encore, au contraire, le concept est-il trop souple pour être qualifié d’obsolète ?
Non, nous ne sommes pas entrés dans un monde postlibéral, puisque le libéralisme reste aujourd’hui l’idéologie dominante. Ce qui est vrai, en revanche, c’est que cette domination est entrée en crise, qu’elle est chancelante. Le système capitaliste, en proie à ses contradictions internes, s’est lancé dans une fuite en avant qui peut aboutir à un effondrement de tout le système financier. Quant à la démocratie libérale, parlementaire et représentative, elle est visiblement à bout de souffle. Les gens voient bien qu’elle ne représente plus leurs intérêts et qu’elle ne répond pas à leurs aspirations. C’est ce qui explique le fossé qui s’est creusé entre le peuple et les élites (politiques, financières, médiatiques, etc.). Le sentiment le plus général est que la classe dirigeante est devenue une sorte de caste déterritorialisée, qui cherche par tous les moyens à gouverner sans le peuple.
L’apparition, dans un pays comme la Hongrie, d’une démocrate « illibérale » est significative à cet égard. Mais on aurait tort de voir dans ce phénomène un rejet de la démocratie. Les populistes eux-mêmes aspirent à remplacer une classe dirigeante qui gouverne sans le peuple par une élite qui gouverne avec et pour le peuple. Ce qui apparaît le plus clairement est que la démocratie et le libéralisme sont des choses différentes, voire opposées. Le libéralisme se fonde sur la défense des droits individuels, la démocratie sur la souveraineté du peuple. D’un point de vue libéral, les peuples, les nations ou les cultures n’ont pas d’existence réelle (« there is no society », disait Margaret Thatcher). Ils ne sont que des assemblages hasardeux d’individus.
Suivant la ligne de pensée de Carl Schmitt, qu’est-ce qui succédera à cet état d’urgence ? Son but véritable, est-il de ne jamais aboutir ?
On peut en effet le penser quand on voit la façon dont l’exception est en train de devenir la règle. Au cours de ces dernières années, toutes les mesures « d’exception » prises par les gouvernements sous les prétextes les plus divers – la lutte contre le terrorisme, la crise sanitaire, etc. – ont été progressivement intégrées dans le droit commun. Les classes dirigeantes misent sur la peur, parce qu’elles savent que les gens qui ont peur sont prêts à sacrifier leur liberté à la sécurité. Au bout de la route, on voit se dessiner une société de contrôle et de surveillance d’un genre jamais vu. Le développement des techniques (intelligence artificielle, reconnaissance faciale, recours aux algorithmes) permet de donner à l’Etat des moyens de surveillance dont les anciens régimes totalitaires auraient seulement pu rêver.
Vous avez indiqué que le populisme aujourd’hui peut servir de correctif à l’establishment politique mais que les populistes ne peuvent pas diriger une vraie transformation sociale. Serait-il donc mieux de soutenir l’establishment, comme l’a fait Slavoj Žižek quand il a favorisé Donald Trump pendant l’élection présidentielle américaine en espérant que son victoire accélérera l’effondrement du système et le triomphe d’une nouvelle gauche ?
La position de Slavoj Žižek s’apparente à la politique du pire. Elle peut dans certains cas être défendable, quand elle permet d’accélérer un processus de transition que l’on juge nécessaire. Mais dans bien des cas, la politique du pire n’est que la pire des politiques. Je ne crois pas, par ailleurs, que les populistes soient incapables de diriger une véritable transformation sociale. Certains le peuvent, d’autres ne le peuvent pas, mais quand ils y parviennent ce n’est pas en raison du fait qu’ils sont populistes. Il faut, pour le comprendre, réaliser que le populisme n’est pas une idéologie, mais un style : le style populiste peut composer avec les idéologies les plus diverses.
Pensez-vous que des termes tels que « la gauche » et « la droite » sont encore pertinents ? Le terme « islamo-gauchisme » est-il précis ou trop simplifié ? Déplorez-vous qu’on vous caractérise comme appartenant à « la droite » vu que vos idées se distinguent largement de la droite contemporaine ?
Je ne me considère pas comme un homme de droite, mais plutôt comme un homme qui adhère à certaines valeurs « de droite » mais qui a souvent des idées « de gauche ». On pourrait parler de « socialisme conservateur ». A vrai dire, je ne m’intéresse pas aux étiquettes, mais aux idées justes. Une idée juste est juste quelle que soit son histoire ou sa provenance. Il est d’autre part évident que le clivage droite-gauche est aujourd’hui épuisé. Apparu dans le courant du XIXe siècle (et non à la fin du XVIIIe, contrairement à ce que l’on dit souvent), il a perdu toute signification, d’abord parce qu’il y a toujours eu des droites et des gauches, et non pas une seule, ensuite parce que le recentrage des programmes des grands partis politiques donne l’impression qu’ils disent tous la même chose, enfin et surtout parce que les grands événements actuels divisent toutes les familles politiques et font apparaître de nouveaux clivages. Pour dire les choses autrement, si quelqu’un me dit qu’il est « de droite » (ou « de gauche »), cela ne me dit pratiquement rien sur sa position sur toute une série de sujets : est-il républicain ou antirépublicain, libéral ou antilibéral, européen ou anti-européen, agnostique ou chrétien, etc.
Les vrais clivages actuels n’opposent plus la droite et la gauche, mais le peuple aux classes dirigeantes dans leur ensemble, ceux qui sont victimes de la mondialisation et ceux qui en profitent, les enracinés et les « hors-sol » – les « anywhere » et les « somewhere » dont parle David Goodhart –, ceux qui vivent dans les périphéries et ceux qui vivent dans les grandes villes mondialisées, ceux qui ont été « invisibilisés » et qui font face à une triple insécurité culturelle (en raison des pathologies sociales nées de l’immigration), sociale (en raison du déclassement des classes moyennes) et financière (en raison de la baisse du pouvoir d’achat et de la précarité) et ceux qui ne connaissent pas ces problèmes, etc. A certains égards, c’est à une nouvelle formule de lutte des classes que nous assistons aujourd’hui.
Le terme d’« islamo-gauchisme » est à mes yeux très contestable. On voit bien ce qu’il désigne : la complaisance en faveur de l’islamisme que l’on trouve aujourd’hui dans certains milieux de gauche, mais c’est un raccourci à caractère aussi polémique que le « judéo-bolchevisme » ou l’« hitléro-trotskysme ». L’islamisme est une chose, le gauchisme en est une autre. Les mêler au point d’en faire une seule et même chose revient à ajouter de la confusion aux débats.
Pouvez-vous expliquer brièvement quelles sont les différences entre les positions politiques d’Eric Zemmour et celles de Marine Le Pen pour le public croate ? Les deux sont essentiellement caractérisés en tant que candidats d’extrême droite qui visent le même électorat, mais il semble que madame Le Pen trouve considérablement plus de soutien dans la « classe ouvrière » tandis que monsieur Zemmour est devenu une sorte de champion des cercueils intellectuels ?
Parler de « candidats d’extrême droite » ne veut pas dire grand-chose : ceux qui parlent sans cesse de « l’extrême droite » sont généralement incapables d’en donner une définition satisfaisante. Le Pen et Zemmour sont l’un et l’autre des représentants d’une droite de conviction, qui représente en France entre 30 et 35 % de l’électorat. Mais ils sont aussi très différents. Différence de personnalité pour commencer : Eric Zemmour est un écrivain et un journaliste, un polémiste de talent, ce qui n’est pas du tout le cas de Marine Le Pen. Ils n’ont pas non plus le même électorat, comme vous l’avez-vous-même noté. Le Pen a principalement l’appui des classes populaires (le Rassemblement national est aujourd’hui le premier parti ouvrier de France), tandis que Zemmour recherche plutôt les suffrages de ce qu’il appelle la « bourgeoisie patriote », c’est-à-dire d’une partie des classes moyennes. Enfin, ils n’ont pas non plus la même stratégie. Eric Zemmour reste attaché à une stratégie d’« union des droites » de type classique, alors que Marine Le Pen cherche plutôt à constituer un « bloc populaire » au sens que donne le politologue Jérôme Sainte-Marie à cette expression empruntée à Antonio Gramsci.
On pourrait à première vue penser que ces deux candidatures sont complémentaires, ce qui n’est que très partiellement vrai. Mais le risque le plus grand est qu’Eric Zemmour empêche Marine Le Pen de figurer au second tour sans pour autant y accéder lui-même.
Monsieur Zemmour préconise un modèle de l’assimilation radicale en se référant principalement à la minorité musulmane. Pensez-vous qu’une telle stratégie soit souhaitable et, au bout de compte, réalisable ? Finalement, peut-on dire qu’il s’agit ici d’une question de nature confessionnelle vu que, de point de vue culturel, les Musulmans bosniaques, ainsi que les Albaniens, font partie essentielle de la civilisation européenne ?
Zemmour est un jacobin et l’idée d’assimilation découle de son jacobinisme : la République intègre des individus, mais refuse de reconnaître les communautés. Je n’adhère pas à ce modèle car je ne suis pas jacobin. Au demeurant, parler d’« assimilation totale » à un moment où près d’un quart de la population française est désormais d’origine extra-européenne me semble totalement irréaliste. On peut bien nier les communautés, leur existence crève les yeux ! Je ne suis pas non plus d’accord avec la façon dont Zemmour refuse de faire la moindre distinction entre l’islam et l’islamisme. Je pense enfin que la question de l’immigration ne se réduit pas à une affaire purement confessionnelle. L’immigration est une chose, l’islam (et l’« islamisation ») en est une autre.
Vous critiquez souvent l’Union européenne tout en prônant une coopération étroite entre les nations européennes. Quels sont les aspects de l’Union européenne que vous considérez comme précieux et dignes d’être préservés ?
Contrairement à ceux que l’on appelle les « souverainistes », je ne refuse pas par principe l’idée d’une Europe politiquement unie. Je la crois même nécessaire dans le nouveau monde multipolaire actuel. Mais j’aspire à une Europe-puissance plus qu’à une Europe-marché, à une Europe autonome et non à une Europe « atlantiste » vassalisée par les Etats-Unis d’Amérique. Je constate que l’Union européenne est le contraire de cette Europe-là. Elle manque de volonté et de moyens, elle est oublieuse de son identité et de son histoire, elle n’a pas le souci de son indépendance, elle accepte tous les postulats de l’idéologie dominante (c’est-à-dire, en dernière analyse, de la classe dominante). L’Union européenne a en fait été viciée dès le départ, dans la mesure où elle a voulu s’édifier par l’industrie et le commerce, et non par la politique et la culture, et où elle s’est construite sans les peuples, sans recourir au principe de subsidiarité, sans définir ses frontières ni ses finalités.
Il semble que la Chine soit devenue la nouvelle menace globale du point de vue de l’Occident. Vous critiquez souvent les Etats-Unis. L’Europe peut-elle trouver sa voie entre les Etats-Unis et la Chine qui, paradoxalement, commencent à se ressembler ?
Ce serait souhaitable, mais il lui faudrait pour cela que soient corrigés les défauts auxquels je viens de faire allusion, ce qui n’est pas pour demain. Les Etats-Unis restent la principale puissance mondiale, mais leur puissance est déclinante. La Chine est une puissance montante. Comme toujours dans leur histoire, les Américains veulent empêcher l’émergence d’un pôle de puissance qui pourrait rivaliser avec eux. Pour paralyser la Russie, ils ont implanté des troupes de l’OTAN le plus à l’Est possible. Pour isoler la Chine, ils cherchent aujourd’hui à recréer un grand « bloc occidental » antichinois comparable au bloc antisoviétique de l’époque de la guerre froide. Je pense que les Européens ne devraient pas tomber dans ce piège et se laisser entraîner dans des conflits qui ne sont pas les leurs. Les intérêts des Européens ne sont pas ceux des Américains. Apparemment, les Européens ne l’ont pas encore compris.
Ivan Illich a écrit sur la médicalisation de la société et la production d’un besoin artificiel de médecine qui transforme toute la communauté en patients. Les réactions de la population aux certificats de vaccination peuvent-elles servir de preuve que nous vivons dans une civilisation vieille, épuisée, effrayée et hypocondriaque dont les habitants voudraient vivre éternellement ?
Illich avait raison. Il est encore trop tôt pour tirer toutes les leçons de l’actuelle crise sanitaire, qui ne cesse de se prolonger. On voit bien néanmoins qu’au-delà des nécessités purement médicales, une politique est en train de s’installer qui tend à réaliser la société de surveillance et de contrôle dont j’ai déjà parlé. Cette politique trouve ses principaux points d’appui dans la peur, mais aussi dans l’obsession de la santé qui va aujourd’hui jusqu’à la négation de la mort. Les soins du corps ont remplacé les soins de l’âme ou de l’esprit. Tout le monde est aujourd’hui plus ou moins malade, et donc dépendant de l’industrie pharmaceutique. L’idéologie des droits de l’homme et le « transhumanisme » aidant, la mort apparaît comme un « scandale » dans une société où, de toute façon, plus personne n’estime qu’il y a des choses pires que la mort. Les mesures sanitaires actuelles, changeantes et même incohérentes, suscitent certes des résistances. Mais il est difficile d’y faire la part de ce qui découle d’un individualisme exacerbé ou d’une colère sociale à la recherche de tous les moyens de s’exprimer.
Comment voyez-vous l’avenir de l’humanité ? Il semble que la technologie et la religion soient en train de converger, aussi bien que la technologie et la biologie. Pourrait-on expliquer toutes ces tendances par la notion du transhumanisme ?
Je ne fais pas profession de lire l’avenir ! Tous ceux qui s’y sont essayés ont d’ailleurs échoué, car l’histoire est par définition le domaine de l’imprévu. Dans l’immédiat, notre avenir sera probablement de plus en plus connecté, c’est-à-dire surveillé et contrôlé. Que la technologie et la biologie soient en train de converger est déjà inscrit dans les faits, avec l’essor des biotechnologies. La convergence de la technologie et de la religion est plus douteuse. On peut cependant parler d’une « religion de la technique » – et aussi se demander si les technologies nouvelles ne s’apparentent pas à une sorte de « magie ». Enfin, comme nous vivons dans une époque de transition, où l’ancien monde s’efface tandis que le nouveau monde n’a pas encore dévoilé tous ses contours, on ne peut exclure que surviennent, soit de nouvelles guerres, soit une crise écologique, sociale ou financière de grande ampleur.